La Jonglistique, texte écrit par Jérome THOMAS et Cyrille ROUSSIAL.

Chapeau (par Cyrille Roussial)

La jonglistique désigne selon Jérôme Thomas les sciences du jonglage et de la manipulation d’objets, autrement dit un ensemble d’approches dont relèvent des connaissances et pratiques s’y référant en tant qu’objets d’étude. Bien que cette expression soit peu souvent employée par les praticien·ne·s amateurs et professionnel·le·s du secteur du spectacle vivant, le sens plus large qui lui est donné ici permet d’appréhender différentes dimensions (esthétique, historique, sociale et politique) des deux domaines concernés. En proposant une plus ample définition dans laquelle le jonglage est considéré comme un registre majeur du répertoire cirque, Jérôme Thomas l’enrichit d’une nouvelle perception. 

Ce texte a pour but d’apporter des précisions terminologiques sur la jonglistique, notion qui s’avère fondamentale dans son travail depuis qu’il s’interroge sur l’usage des trois termes « jongle », « jonglerie » et « jonglage ». Tout en appréhendant d’un point de vue pratique et théorique la jonglistique, Jérôme Thomas en propose une définition qui lui apparaît plus moderne et qui puisse être intégrée au sens commun. En effet, ce terme vient s’ajouter à l’expression « juggling studies », en sachant que l’usage de son expression francophone est encouragé à l’échelle internationale. Si la jonglistique peut ainsi constituer un socle sur lequel s’appuyer, Jérôme Thomas l’envisage aussi comme un nuancier à partir duquel débattre des tonalités et des valeurs du jonglage et de la manipulation d’objets (à l’instar des mouvements que leurs pratiques génèrent), ainsi que de la place que le corps et l’objet (ou d’autres entités matérielles) peuvent y occuper. Dans cette première étape de travail, Jérôme Thomas s’appuie sur une sélection de références afin de permettre notamment aux jongleur·se·s et autres praticien·ne·s de se repérer et se situer. Ainsi cette invitation à prendre position répond au souci d’actualiser et de faire avancer la pensée dédiée aux pratiques relevant de la jonglistique.

Texte (par Jérôme Thomas)

La jonglistique a pour domaines le jonglage et plus largement la manipulation des objets courants ou ustensiles à des fins artistiques et/ou spectaculaires et sportives. 

La jonglistique est réelle, elle se crée physiquement par l’humain manipulant concrètement des objets divers avec ses mains, ses pieds ou tout autre partie du corps. La jonglistique peut être pratiquée seul·e, en duo, trio, quartet, quintet ou en groupe. Par extension, tout autre contact à l’objet peut aussi s’apparenter à ce domaine, que ce soit par le biais d’une machine ou encore d’un outil pouvant manipuler l’objet.

Afin de ne pas complexifier notre propos, on ne parle pas ici de jonglage virtuel[1] ou augmenté (qui consiste à pousser les limites du réel). À l’exception de cette application de la jonglistique dans le champ audio-visuel, on considère toutefois les trois cas de figures suivants où un·e jongleur·se peut mobiliser divers dispositifs qui sondent l’objet : objet mécanisé ; traitement sonore ; traitement visuel pour rendre visible une image[2].

Selon Jean Michel Guy, théoricien sur les questions du répertoire cirque[3], l’univers du jonglage et ses praticien·ne·s — que l’on nomme le plus souvent les « jongleur·se·s » — seraient caractérisés par trois termes de la langue française[4] : 

  • La jonglerie[5], terme qui fait référence au patrimoine historique que constituent plusieurs pratiques, et dont l’image d’Épinal pourrait être un troubadour lançant des objets en arc de cercle au-dessus de sa tête, bras vers le ciel [figure 1]. D’autres iconographies sont exemplaires à ce titre dans plusieurs travaux portant sur son histoire[6], tels que la dizaine d’ouvrages du collectionneur et connaisseur Karl-Heinz Ziethen[7]. Ce dernier s’est notamment proposé d’identifier des lignées de jongleur·se·s, en retenant plusieurs figures exemplaires au regard de l’importance de leurs postures et rôles dans l’évolution des dramaturgies jonglistiques : citons, entre autres, les maximalistes Paul Cinquevalli, Enrico Rastelli [figure 2], Trixie, Francis et Lottie Brunn, ou encore les minimalistes Rebla[CR1] , Bobby May et Kris Kremo[8].
  • Le jonglage[9], terme qui désigne la recherche à la fois fondamentale et appliquée, ainsi que la transmission des savoirs et savoir-faire mis en œuvre par des chercheur·se·s et des jongleur·se·s — dont celles et ceux pratiquant la manipulation d’objets, d’agrès ou de matières. Cette double dimension expérimentale et pédagogique de la jonglistique est très prégnante dans plusieurs approches reconnues et appliquées de nos jours par de nombreux et nombreuses praticien·ne·s. Du côté de la recherche fondamentale, on pense notamment à la notation siteswap[10] développée dès les années 1980, à la méthode dite du carré russe initiée par la professeure de l’École d’État du cirque et des variétés de Moscou Nadejda Aschvits ou encore au jonglage cubique (cie ARMO / Jérôme Thomas, depuis 1997). De l’autre la recherche appliquée met en avant la création d’ouvrages jonglistiques par des jongleur·se·s auteur·rice·s. L’Institut de Jonglage (Tim Roberts) et Douze balles dans la peau sont par exemple deux compagnies particulièrement actives durant les années 1980. Des années 1990 à aujourd’hui, un certain nombre d’auteur·rice·s jongleur·se·s tel·le·s que Sean Gandini, Kati Ylä-Kokkala, Nicolas Mathis, Julien Clément, Guillaume Martinet, Éric Longequel, Neta Oren, Johan Swartvagher et Martin Palisse ont développé des ouvrages singuliers et reconnus dans le paysage jonglistique du spectacle vivant d’aujourd’hui : on pense, entre autres, à Pan-Pot ou Modérément Chantant (Collectif Petit Travers, 2009), Smashed (Gandini Juggling, 2010), Flaque (Defracto, 2013), All the Fun (EaEo, 2015), Time to Tell (2020) ou encore Périple 2021 (2021). 
  • Enfin, la jongle[11] est un terme qui définit l’aspect social de la jonglistique, et plus particulièrement le contexte dans lequel se développe le vivre-ensemble propre aux jongleur·se·s à la fois professionnel·le·s et amateur·e·s. On peut en effet constater leur entremêlement et parfois même leur fusion dans le cadre de rassemblements de plus en plus fréquents depuis la fin du XXe : pendant ces rencontres ludiques ou sportives[12], festivals[13] et conventions[14], chacun·e peut exposer, partager voire mettre à l’épreuve ce qu’il et elle connaît et sait faire. Ces manifestations comptent par ailleurs de plus en plus d’autodidactes, à l’instar du célèbre jongleur Jino Rayazon qui fut le premier jongleur à texte.

De ces trois catégories linguistiques (jongle, jonglerie, jonglage), un autre domaine apparaît tout aussi important, souvent nommé « manipulation d’objets » — et parfois même « théâtre d’objets »[15]. Ce domaine ouvre une nouvelle voie et semble définir ce qui est plutôt mal connu par de nombreux praticien·ne·s : des objets non conventionnels et non répertoriés, hétéroclites et originaux. On pense, entre autres, à la baguette de pain manipulée par Martin Schwietzke et Jörg Müller dans plusieurs scènes de Passage désemboîté (cie Les Apostrophés, 2004), au bilboquet du jongleur Ezec Lefloc’h, ou encore à la pelote basque de Vincent de Lavenère (cie Chant de Balles). On peut ainsi répertorier les objets et agrès selon les qualificatifs suivants : 

  • D’un côté le domaine répertorié des objets ou agrès dits « codifiés » (en référence aux catégories « jongle », « jonglage » et « jonglerie ») se rapporte à une communauté de personnes pratiquant des objets qu’ils et elles ont identifiés et mis en commun. Il comprend notamment les massues, les balles, les foulards, les cannes, les boîtes à cigare, le diabolo ou encore le bâton du diable. 
  • De l’autre les objets et agrès non répertoriés sont dits « non codifiés » (en référence aux catégories « manipulation d’objets » et « théâtre d’objets ») quand ils renvoient aux objets singuliers et uniques ou spécifiquement créés, fabriqués et manipulés pour l’occasion. On peut citer d’un côté de nombreux objets qui ont été mobilisés à ce jour : marteaux ; plumes ; ballons de baudruche ; triangle de Michael Moschen ; structures et autres inventions cinétiques de Greg Kennedy ; tournemains de Denis Paumier ; double balai de Jive Faury ; etc. De l’autre, toute matière vivante, organique, peut être intégrée dans le non-codifié, qu’elle soit végétale ou minérale, en raison des qualités d’animation et de responsivité qu’offre leur jonglabilité[16]. On pense notamment ici à l’eau sous ses différents états (François Chat, L’Œuf du vent, 1996 ; Phia Ménard, P.P.P., 2008), au jaune d’œuf (Jeanne Mordoj, Éloge du poil, 2007) ou aux matières auxquelles Nathan Israël a pu par exemple se confronter Nathan Israël, telle que la glaise (L’Homme de Boue, 2014 ; Gadoue, 2018).

Deux mondes — jongle, jonglage, jonglerie d’une part, et d’autre part manipulation d’objets, théâtre d’objets — forment donc la notion plus large de la jonglistique. Autrement dit, la jonglistique est la définition de ces deux univers réunis, en tenant compte des objets à la fois codifiés et non codifiés. 

On notera que des passerelles entre « codifié » et « non codifié » voient le jour : on passe de l’un à l’autre… dans l’intérêt générationnel et historique. En effet, au regard de l’évolution de la pratique des boîtes à cigares (développée durant l’après-guerre dans les cabarets et music-halls) et d’autres objets initialement d’usage ordinaire (tels que le cigare, la canne, le chapeau melon, le haut-de-forme ou encore la cuillère), leur existence en tant qu’objet de jonglage peut être en partie appréhendée depuis la culture matérielle d’une société et son histoire. 

Ainsi un objet non codifié peut d’un côté devenir au fur à mesure du temps codifié par sa popularité auprès des personnes qui le pratiquent : il se démocratise, en quelque sorte. On pense par exemple à la balle acrylique mise en valeur par Michael Moschen dès les années 1980, ou encore plus récemment — avec les œuvres d’Étienne Saglio et d’Andrea Salustri — à la plaque de polystyrène, progressivement codifiée et appartenant désormais aux domaines de la jonglistique. 

            À l’inverse, on peut avoir un objet codifié à une époque particulière, tel que le foulard, qui se voit décodifié à une autre, parce qu’il n’est plus autant (voire du tout) pratiqué. Depuis quelques années, nous n’enseignons plus en effet les foulards pour les enfants en école de cirque comme à l’Académie Fratellini, mais les sacs en plastique. Enfin, certain·e·s praticien·ne·s peuvent aussi mobiliser à nouveau des objets codifiés et populaires pendant une période antérieure et qui se font rares voire ont disparu de la scène : c’est par exemple le cas de la boule de force de Jani Nuutinen, ou encore de Nicolas Longuechaud et d’Olivier Caignart qui étudient et recréent (reenact) certaines figures à l’ancienne.

            En conclusion, on pourrait considérer que la jonglistique regroupe les objets codifiés et non-codifiés d’un grand théâtre d’objets. 


[1] On parle de « jonglage virtuel » pour désigner une pratique non plus liée au caractère palpable de la matière mobilisée, mais à un support (informatique, vidéo) ; grâce à ce support, on peut obtenir une projection et une animation de son mouvement. Voir, Jérôme Thomas, « “S’occuper à pratiquer les objets”. Les objets du jongleur », Agôn [En ligne], Entretiens, Dossier n° 4, entretien réalisé le 18 mai 2011, consulté le 15 octobre 2021, URL : https://journals.openedition.org/agon/2070, §12. 

[2] Voir par exemple la création Magnétic (2017) de la compagnie ARMO, co-produite par l’IRCAM Centre Pompidou.

[3] Le sens donné à la notion de « répertoire » relève ici d’une réforme proclamée au début des années 2010 à la Société des auteurs et compositeurs dramatiques. Cette réforme était destinée à valoriser l’usage de ce terme, aux côtés de « registre » et « genre », pour identifier les formes artistiques présentes sur le marché du spectacle vivant. Voir Jérôme Thomas, « Les arts en perte de grammaire et de repères », in: L’Observatoire, n° 38, 2011, consulté le 15 octobre 2021, URL : https://www.cairn.info/revue-l-observatoire-2011-1-page-85.htm.  

[4] On estime que cette terminologie est particulièrement valorisée depuis le début des années 2000. Néanmoins, plusieurs définitions relevant de dictionnaires connus sont proposées dans les notes suivantes (5, 9, 11) pour témoigner des différences avec ladite terminologie.

[5] « JONGLERIE », in: dictionnaire Larousse [En ligne], consulté le 15 octobre 2021 : « 1. Action de jongler, art du[de la] jongleur[se]. 2. Tour d’adresse ou de passe-passe. 3. Habileté hypocrite. ». URL : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/jonglerie/44982

[6] Voir par exemple Martine Clouzot, Le jongleur, mémoire de l’image. Figures, figurations et musicalité dans les manuscrits enluminés, 1200-1330, Bern/Berlin/Francfort-sur-le-Main/New York/Oxford/Vienne, éd. Peter Lang Verlag, 2011.

[7] La bibliographie de son dernier ouvrage Juggling. The Past and Future publié en 2017 par le jongleur Niels Duinker recense les parutions suivantes (p. iii) : 4000 Years of Juggling, vol. I-II (1981-1982) ; Jonglierkunst im Wandel der Zeiten (1985) ; Juggling the Art and its Artists(1985) ; Die Kunst der Jonglerie (1988) ; Jongleur Cartoons (1988) ; Das Jonglierpostkartenbuch (1989) ; Enrico Rastelli and the Worlds Greatest Jugglers (1996) ; Kris Kremo Starjongleur (1998) ; Luci della Giocoleria (2002) ; Virtuosos of Juggling (2003) et enfin 20 Jahre Jongleure im Tigerpalast (2008). 

[8] Au sujet de ces deux familles renvoyant aux styles de jonglage maximaliste (pratique extrême avec un grand nombre d’objets) et minimaliste (pratique singulière avec peu d’objets), voir Claire David (dir.), Jérôme Thomas : jongleur d’âme, entretien mené par Jean-Gabriel Carasso et Jean-Claude Lallias, Arles, Actes Sud, 2010, p. 31. 

[9] « JONGLAGE », in: dictionnaire Larousse [En ligne], consulté le 15 octobre 2021 : « Technique manuelle du jongleur de cirque ou de l’antipodiste ». URL : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/jonglage/44980

[10] Cyrille Roussial se propose de détailler plusieurs évolutions historiques du siteswap dans un article intitulé « Aperçu de différentes notations pour le jonglage des années 1980 à nos jours, du siteswap aux lancers harmoniques », in: Cyrille Roussial, Carnet de recherche sur la notation en jonglage, l’exemple de Jonathan Lardillier, Châlons-en-Champagne, Cnac, 2018, p. 5-16. S’il est possible de repérer des siteswaps dans des œuvres telle que Rain/Bow (2006) ou dans les travaux des compagnies Les Objets Volants, Gandini Juggling et Collectif Petit Travers, on notera toutefois que le siteswap sert rarement seul à la composition d’œuvres (p. 9), à l’exception de quelques pièces telles que Contrepoint des Objets Volants (2004).

[11] Inconnu au dictionnaire Larousse, le terme « JONGLE » a toutefois une définition dans le Wikitionnaire. Le dictionnaire libre [En ligne], consulté le 15 octobre 2021 : « Action de jongler ; spectacle donné par cette action ». URL : https://fr.wiktionary.org/wiki/jongle

[12] On pense par exemple aux compétitions de la World Juggling Federation, une association créée au début des années 2000 aux États-Unis, et toujours portée aujourd’hui par le jongleur Jason Garfield. 

[13] On pense en particulier au festival « Jonglissimo », créé à Saint-Brice Courcelles en 1994, ainsi qu’aux festivals « Dans la jongle des villes » (Théâtre 71, Malakoff, 1996-2001) et « Rencontre des Jonglages » (La Courneuve, créé en 2008).

[14] Pour ne citer que les villes où des conventions européennes se sont tenues en France : Laval (1983) ; Saintes (1987) ; Grenoble (1996, 1999) ; Carvin (2004) ; Toulouse (2013).

[15] Cette expression n’est pas à confondre avec le « théâtre d’objet » (dont le terme « objet » est employé au singulier), un genre théâtral caractérisant une approche renouvelée de l’objet par un certain nombre de compagnies théâtrales qui ne proposent pas de recherche jonglistique à proprement parler. Le chercheur en études théâtrales Jean-Luc Mattéoli situe l’émergence de ce genre à partir des années 1970 : voir L’objet pauvre. Mémoire et quotidien sur les scènes contemporaines françaises, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.

[16] On emploie le terme « jonglabilité » pour distinguer d’un côté des « objets à grands ventres » à fort potentiel d’abstraction dont les multiples fonctions dans la vie ordinaire leur confèrent une plus grande force, et de l’autre des « objets à petits ventres », immédiatement utiles et minorés en raison de leur unique fonction. Voir Jérôme Thomas, « “S’occuper à pratiquer les objets”. Les objets du jongleur », art. cit., §28-29 et §36.